Le char français B1Bis Athos - Mai 1940 Un char français B1Bis abandonné en mai 40


  Second récit (8 au 18 juin)

   par Pauline Giard-Rivière


Samedi 8 juin

Mr BARROIS est mort cette nuit. Messe à 8h pour toute la famille.
"Pour René et Mr BARROIS, C.S. de Jésus, j'ai confiance en vous" ... malgré le manque de nouvelles.
Le grand-père TELLIER est insupportable ! Eugène rapporte des nouvelles moins mauvaises. Thérèse et Yvonne partent avec Adolphe pour Noyelles ; ils sont allés jusqu'à St-Valéry, complètement pillé et dévasté. Ils nous ont rapporté des sacs qui vont nous faciliter les bagages. Auguste est parti pour St-Omer.

Dimanche 9 juin

"Ma petite Marguerite-Marie, sois avec nous".
Nous faisons nos adieux aux THERY ; ces bons amis, si éprouvés eux aussi, nous manqueront. On enterre Mr BARROIS demain à 9h.
Robert est parti ce matin pour Ypres et Bruxelles.

Lundi 10 juin

Nous quittons Le Crotoy à 5h du matin, sac au dos, - "Sainte-Famille fuyant en Egypte, protège-nous" - par la digue jusqu'à Noyelles. Nous passons le fameux pont de St-Valéry : passerelle dérisoire en corde qui a arrêté des milliers de voitures. Avenue bombardée, arrêt en arrière du pays. Repos dans une petite maison, rue de Mollem. Premières fraises offertes par deux jeunes Allemands.
Nous passons la nuit à Drancourt dans une ferme au gardien très méfiant. Fermiers à Becue. Maison sens dessus dessous, mais qui était très bien tenue. Tout témoigne d'un esprit religieux très intense ; St Ignace en honneur. Prenons notre repas dans une autre ferme au gardien plus accueillant ; Abrasha fait le ménage.

Mardi 11 juin

Départ à 7h du matin. Quittons Drancourt par les petites routes. Mr JAFFE nous quitte pour regagner Bruxelles.
Partout fermes abandonnées, bêtes mortes.
Arrêt à St-Blimont dans une ferme où nous trouvons un poêle encore allumé ; nous faisons des omelettes.
"Nos Saints Anges, veillez sur nous".
Escarbotin (boules de gomme).
Dargnies : Edgar et les filles font des trouvailles. Nous déjeunons dans une maison abandonnée, au bord de la route. Vin blanc trouvé précédemment dans un herbage. Edgar nous offre son corned-beef.
Les Eugène et Adolphe sont installés dans une autre maison.
Incheville : pont sauté sur la Bresle, rivière torrentielle et qui s'étend plus loin en marécages. Thérèse franchit la première avec une corde ; les messieurs déblaient la poutre. Tout le monde passe, victoire. Edgar et Adolphe aident un bon vieux et une bonne vieille à nous suivre. Petit poste anglais encerclé. "Courage et prière". Plus loin de jeunes Allemands recherchent les Anglais !
La forêt d'Eu       La forêt d'Eu
Nous nous engageons dans la forêt d'Eu, magnifique, sillonnée de profondes ornières de tanks.
Arrivée à Millebosc où nous passons la nuit dans une grange, à la ferme des DUHAMEL, rentrés aujourd'hui même, après trois jours d'absence.

Ici, division momentanée en deux groupes, les TELLIER-GIARD ayant hâte de regagner Londinières où leurs enfants avaient été conduits le 20 mai.

Mercredi 12 juin

"René, Marguerite-Marie, nos Sts Anges, guidez-nous. Ste Famille fuyant en Egypte, il y a longtemps que je vous ai confié tous les miens".
Partons vers Melleville ; traversons de nouveau une partie de la forêt d'Eu. Très belle route, côte assez forte.
De Melleville à Sept-Meules, route en corniche qui descend dans la vallée ; ne rencontrons que des chariots de réfugiés qui rentrent.
Aux Sept-Meules, boulangerie qui ravitaille tout le pays à des lieues à la ronde : l'abondance succède à la disette. Nous achetons chacun un pain de trois livres, blanc et tout chaud.
Sept kilomètres de côte pour arriver à Fresnoy où nous sommes trop fatigués pour aller plus avant. Assis, ou plutôt effondrés sur un accueillant tas de cailloux, nous attendons qu'Adolphe ou les filles nous aient trouvé un gîte. Nous logeons dans une grande ferme abandonnée : chambre bleue. Potage à la poule au pot et vermicelle. Bien réconfortant ; passons la nuit dans de bons lits, draps propres.

Jeudi 13 juin

"St Antoine de Padoue, je vous les confie tous, et Antoine en particulier".
Rebouclons nos sacs, après les avoir encore allégés.
En route pour Londinières ; encore des chariots, des gens à pied, à bicyclette. Beaucoup d'enfants que les côtes fatiguent.
Londinières, au creux de la vallée, bombardée et très abîmée.
Nous y trouvons les Eugène arrivés dans la maison HUSSON depuis hier soir. Nous nous installons pour le repas dans la maison voisine avec les Adolphe. Les Belges et J.M. FOULON logent ailleurs.
Les talus sont tout fleuris de marguerites, fleurs jaune d'or, fleurs bleues et rosés. Les jardins embaument les rosés, oeillets et chèvrefeuille. Les ennemis donnent une caisse de sucre à Eugène.
Passons la nuit après avoir rendu visite plusieurs fois aux "Russes". Mme BEUSMAN ne peut se passer longtemps de nous.

Vendredi 14 juin

"En union avec les messes qui se célèbrent là où il y a des prêtres. Coeur Sacré de Jésus, j'ai confiance en vous".
Passage d'infanterie allemande ; chants à deux voix.
Laissé chez Henri HUSSON : sacoche de Paul, son appareil à photos, l'appareil d'Yvonne. Thérèse et Yvonne rapportent des cerises comme à Enquien. Adolphe vient en aide à un vieux ménage épuisé, le monsieur était ingénieur aux Ponts-et- Chaussées à Eu. Leur trouvons un gîte chez nos amis russo-belges.
Adieux aux Eugène TELLIER, et au grand-père.

Ici, les deux groupes se séparent définitivement.

Samedi 15 juin

"Doux coeur de Marie, aidez-nous à la charité".
Départ de Londinières à 7 heures, par monts et par vaux à travers les forêts. Partout traces de déroute et troupeaux abandonnés. Bures-en-Brayes, au creux d'une vallée ; ponts sautés sur la Béthune. Nous arrêtons cinq minutes dans la maison de Mr Pierre LEFEBVRE, au moulin de Bures. Un naturel du pays nous injurie parce que Thérèse joue du piano. Il nous accuse de tout casser et nous menace de nous faire chasser par ses amis de la Kommandantur.
Semoule au lait et aux raisins, dégustée sur le talus, au-dessus de Bures. Repas champêtre sous les pommiers. Un peu plus loin, derrière une autre colline, et après Pommeréval, forêt de Saint-Saens par la vallée de la Varenne.
Arrivée à Bellencombre. Accueil froid ; le curé, plutôt méfiant, nous ouvre cependant une partie de son patronage. Un peu de paille sur le plancher ; dormons très mal. Dès avant l'aube, nous nous transférons dans un petit café.

Dimanche 16 juin

A Bellencombre, toute une armée défile devant notre petit gourbi. Consolation de la messe.
"Mon Dieu, nous acceptons la pénitence ; Ste Famille veille sur nous. Abrégez l'épreuve si telle est votre volonté. René, Guiguite, nos saints anges, ne nous abandonnez pas ; rendez nous bien vite les autres".
Nous reprenons la route parmi la formation en colonnes ; les champs ont un parfum sucré. Tournons dans une petite vallée encaissée vers Beaumont-le-Hareng, Beuzeville, et Grigneuseville.
Petite église ouverte ; accueil très réconfortant par la belle-soeur du curé, mobilisé : femme réfugiée de Dieppe, mère de cinq enfants, qui nous fait entrer au presbytère et met à notre disposition tout ce qu'elle a.

Lundi 17 juin

Anniversaire de ma première communion.
Départ à 9h ; arrivée à Bosc-le-Hard ; un homme nous dit que le mieux serait d'aller à Rouen où nous franchirons facilement la Seine. Après Bosc-le-Hard, fraises en abondance dans la forêt.
Passons à Fontaine-le-Bourg où nous déjeunons dans un petit café.
Arrivée à Isneauville où le maire nous indique une maison vide. Mais le brave Mr DESFORGES nous ouvre la porte de Mr BOULEU (père de deux prêtres) et nous apporte tout ce qu'il nous faut, et au-delà : seau de lait, deux bouts de fromage, cidre, pain, oeufs, beurre. Nous dînons abondamment. Nous couchons dans des lits merveilleux, draps propres comme d'habitude. Petit autel dans la chambre.

La cathédrale de Rouen - Heinrich Amersdorffer 1940 - Deutsches Historisches Museum       La cathédrale de Rouen - 1940
Mardi 18 juin

Nous nous arrachons à cet oasis et prenons le chemin de Rouen par une petite route qui est justement le repaire des états-majors, et des autos et camions. Nous faisons halte à la porte d'un de ces repaires, attirés par les chaises posées devant la façade ; les ennemis nous regardent ahuris !
Descente vers Rouen par Bois-Guillaume. La ville est pleine d'affiches : ordres, défenses, etc. Quand sortirons-nous de ce guêpier ? Tout le bas de la rue du Grand Pont est démoli : triste spectacle. Passerons-nous la Seine ? Des vedettes ne transportent que des Allemands. Nous déjeunons dans un tout petit café (je préférais les champs !). Nous allons et venons, les filles et moi, par la rue Jeanne d'Arc pour nous informer des chances de passage, et nous nous arrêtons à la librairie LESTRINGANT où l'on nous parle d'Antoine et de Paul.
Nous apprenons que Pétain a fait une demande d'armistice.
Nous passerons la Seine ; on a fini par nous indiquer une barque après le pont de chemin de fer à Blosseville. Par les quais démolis nous nous y rendons, entraînant Adolphe qui depuis ce midi est tout triste et dégonflé. Un petit gamin, dans une barque à la godille, nous passe juste en face de Bonsecours. Merci à Notre Dame.
"René, Guiguite, nos saints anges à qui je m'étais confiée avec plus de force, merci".
Cidre bouché ; partons vers St-Etienne-du-Rouvray. Longue route monotone de faubourg. Une palissade de ciment armé nous cache les collines de la Seine. A St- Etienne, Mr et Mme JEAN et Mr NANQUETTE nous ouvrent une maison de soldats ; ils nous apportent une terrine, du lait, du cidre, du vin. Mr NANQUETTE chez qui les filles cuisent la soupe, nous apporte un rôti de veau, deux bouteilles de "Château-neuf du Pape", et dans la soirée sa fille nous offre du café. Nous sommes honteux et confus d'une telle abondance. Comment remercier ces braves gens ?

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© Dominique Giard 2004.