
Réfugiés sur une route de campagne du nord de la France - Photo Heinz Schröter
Second récit (19 juin au 2 juillet)
par Pauline Giard-Rivière
Mercredi 19 juin
Départ à 8h. Route au soleil au bas des Roches. Passage au bord de la Seine, à
Oissel. Nous faisons cuire du macaroni à Orival. Après ce dernier repas pris en
commun, nous repartons jusqu'à la bifurcation où nous nous séparons de nos amis
(les Adolphe TELLIER) : adieux, tristesse.
Nous continuons à trois à travers la forêt de la Londe. Traces de combats, autos
ouvertes, tombes surmontées de casques, chevaux non enterrés : étape pénible.
Nous nous retrouvons sur la grand-route. Aurons-nous un gîte ?
Peu avant St-Ouen, nous nous résignons à entrer à l'auberge de la Chouque ;
femme peu sympathique qui accepte cependant de nous cuire des oeufs. Nous
montons de bonne heure dans la chambre que nous avions retenue, et passons une
nuit très courte.
"Mon Dieu, nous vous offrons cette mauvaise journée pour les soldats de la
forêt de la Londe".
Jeudi 20 juin
Départ à 6h du matin. Peu après St-Ouen, un brave homme nous prend en
auto jusqu'à la sortie de Bourg-Achard.
Quelques kilomètres plus loin, un autre nous prend en camion jusqu'à Pont-
Audemer. Sur la route, une jeune femme nous prend encore jusqu'à Cormeilles. La
dernière étape nous paraît longue ; trouverons-nous nos enfants ? ... oui, nous
l'espérons.
A Blangy, l'aspect du manoir ne nous dit rien qui vaille ... Thérèse ouvre la
porte ; tout est infesté d'Allemands ! A la boulangerie, on nous dit que les enfants
ne doivent plus être au Mesnil. Mme TORETON nous en dit autant. Les Allemands
vont et viennent comme chez eux ! Mme LEFEBVRE nous prend nos sacs pour les
porter dans sa voiture. Nous disons aussi bonjour à LEMERCIER et prenons
tristement le chemin du Mesnil. "Mon Dieu, merci de leur avoir permis de rester
tous ensemble." Mais la séparation est dure, si dure ! Avoir fait tant de chemin !
Chez Mme LEFEBVRE, touchant accueil. Elle nous reçoit à sa table et nous sert
une omelette, lapin à la crème, macaroni, cidre. Les enfants de son fils Marcel sont
là, Simone et Serge. Elle nous parle des siens, des nôtres. Quel tracas tous se sont fait
pour nous, quel chagrin aussi. "Mon Dieu je vous offre toutes nos souffrances".
Nous allons voir Marie MAHE ; à la maison les portes sont fermées ; Pierre
JEANNE force la porte d'entrée. Le jardin est triste, désert ; maison abandonnée,
vide. Que nos amis ne sont-ils encore avec nous ! Nous n'avons plus la force de
rien dire ; pourtant quelle sécurité de les savoir tous ensemble, loin de l'invasion.
"Merci mon Dieu, mais si c'est votre volonté, abrégez pour nous l'épreuve".
Nous mettons de l'ordre dans la maison et le jardin. Les ouvriers qui posaient
les tuyauteries d'eau ont tout laissé en plan. Quel désordre !
Les enfants ont emporté toutes leurs affaires. Tant mieux ! Sauf quelques
chères traces de leur passage ; deux petites chemises des jumeaux que je joins au
costume que je transporte, un tricot d'Odile, deux cahiers de classe de Colette et
Marie-Paule, un petit arrangement de lit de poupée dans un coin de la salle à
manger (Marie-France, peut-être ?), du tabac et une cigarette des grands ... et plus rien
que le silence. La mère JEANNE nous raconte le départ. "Sainte Famille je continue
à tout vous confier".

Le Mesnil-sur-Blangy (Calvados)
Vendredi 21 juin
(St Louis de Gonzague). Nous trouvons encore des affaires des enfants :
capuche huilée d'Odile, tabliers des jumeaux, mouchoirs, cahier de dépenses tenu
par Clotilde, etc. Les enfants ne sont restés que trois semaines au Mesnil et en sont
repartis le vendredi 14 juin (nous étions à Londinières), et François le samedi.
"Merci mon Dieu, merci de les avoir mis en sûreté, mais ayez pitié de nous, et
faites que je les revoie".
Mme GUILLEMOTEAU nous parle des enfants et surtout d'Antoine, François
et Paul. Quelle douceur et quel chagrin !
Thérèse fait la lessive et ramasse quelque menu linge dans les chambres:
ceinture de pyjama de Xavier, mouchoirs, un tablier des jumeaux, un autre aux
filles. Tout nous retourne le fer dans la plaie. "Mais soyez loué, mon Dieu, ils sont
tous en sécurité". Colette a laissé sa grammaire et ses exercices de grec ; étourdie !
Rencontre de Mr LECOGE ; son fils René vient à la maison nous apporter le terme
de la St-Jean, plus une poule et des pommes de terre. Ces attentions nous touchent
vivement. Nous allons jusqu'à la maison de Germaine dont nous faisons le tour.
Privés de la visite au St Sacrement, nous réciterons, à partir d'aujourd'hui,
notre chapelet ensemble.
Samedi 22 juin
"Doux coeur de Marie, soyez mon salut ; mon Dieu je vous offre cette épreuve.
Hélas, si vous ne prenez vous-même, je n'ai pas le courage de vous donner. Vous
m'avez confié des enfants, je n'en étais peut-être pas digne. Ayez pitié ! L'épreuve
est trop lourde, mais vous me donnerez la force. Votre Coeur est puissant. Coeur
Sacré de Jésus, j'ai confiance en vous."
Visite à Alice. A Blangy, par la maison de Jacqueline. Marie FOURQUEMIN qui
nous réconforte beaucoup. A Blangy, visite au manoir en désordre, mais non pillé.
Thérèse arrête les risques d'une inondation en fermant les robinets d'arrivée d'eau.
Au retour, arrêt chez Marcel LEFEBVRE rentré la nuit dernière.
Dimanche 23 juin
Messe pour René demandée par les enfants. Grande union de prière. "Coeur
Sacré de Jésus, j'ai confiance en vous".
La paix est signée ; que nous réserve-t-elle ? O mes enfants, je veux vous
revoir. Que le Bon Dieu le permette ! J'ai si grande confiance.
A son tour Thérèse est malade.
L'après-midi nous rendons visite aux LECOGE par le chemin des Sablons.
Nous rencontrons Yvonne et Suzanne GUIBERT. Les LECOGE nous reçoivent de
façon charmante.
Lundi 24 juin
(St Jean-Baptiste) Journée d'émotion : Adolphe FOURQUEMIN nous dit
qu'Etienne est sûrement tué. Nous ne voulons pas le croire. Il n'y a rien d'officiel,
ni de certain, contrairement à ce qu'affirme Adolphe.
Ce sont seulement des on-dit. Je ne veux donc rien en croire.
Nos prières et nos sacrifices sont quand même offerts. Nos chers soldats en ont
besoin de toutes les façons. Mais où sont-ils et que font-ils ?
En même temps, les bruits les plus divers circulent quant aux conditions de la
paix. Je rentre quand même abattue.
Suzanne G. accourt derrière nous pour nous communiquer les paroles
rassurantes d'un officier allemand.
"St Jean-Baptiste, vous êtes aussi notre protecteur et notre gardien. Faites que
nous ayons vite des nouvelles de tous !" Etienne était si exposé.
Thérèse et Yvonne font les foins ; et moi aussi !
Mardi 25 juin
La journée me paraît terriblement longue.
"Mon Dieu, donnez-moi du courage ! Faites que j'aie bientôt des nouvelles de
tous mes enfants ! Coeur Sacré de Jésus, j'ai confiance en vous!"
Mercredi 26 juin
"Bienheureuse
Clotilde PAILLOT, aidez-nous".
"Mon Dieu je vous offre cette journée".
Nous faisons les foins.
Jeudi 27 juin
"Coeur Sacré de Jésus, j'ai confiance en vous, et je vous offre cette journée".
Vendredi 28 juin
"Coeur Sacré de Jésus, j'ai confiance en vous".
Nous continuons de faire les foins. "Mais, mon cher Jésus, ce n'est pas là mon
ouvrage, vous le savez bien !"
Ecrit aux enfants à Lectoure.
Samedi 29 juin
(St Pierre et St Paul) : Paul et Marie-Paule.
Messe à Blangy à 7h30 ; visite à Mr le Curé de Nivillers (Oise). Souhaits de fête
de Thérèse. Réconfort. Journée de grâces.
"Merci, mon Dieu" ; je fais dire une messe.
Nous allons chez LECOGE qui nous donne des oeufs ... Foins. Le soir, en
rentrant de chez GUILLEMOTEAU, nous trouvons la présure et un sac de café
apporté par B. LECOGE : que d'attentions.
Par une carte retrouvée ici, nous apprenons la naissance d'un fils d'Anne-
Marie DESCHAMPS : Alain-François, le 3 juin dans une clinique de Caen. Nous
retrouvons aussi une lettre de Maman à Clotilde, une carte de G. THILLAYE, une de
Marthe LEVALLOIS pour moi.
Dimanche 30 juin
Commémoration de St-Paul.
Et moi, St Paul, j'ai couru après mes enfants pendant 300 kilomètres à pied, et
aucun ne l'a deviné !
"O mon Dieu, je vous l'offre pour eux tous et pour les âmes des soldats tombés
au champ d'honneur".
"Coeur Sacré de Jésus, en cette dernière journée du mois du Sacré-Coeur,
donnez-moi de souffrir avec courage, et prenez pitié de moi. J'ai confiance en vous".
Alice nous apporte un lapin pour notre déjeuner.
Suzanne G. écrit à la mairie de Lectoure.
Lundi 1er juillet
Thérèse fait le salon et remet des fleurs. Nous faisons une tournée de
remerciements, et allons voir Suzanne LECOMTE.
Au retour, François est là : joie et tristesse. Ainsi c'était donc vrai : Etienne, le
23 mai, jour de la Fête-Dieu !
"Mon Dieu, vous me l'avez donné, vous l'avez repris subitement ; et il était
prêt".
Ma messe quotidienne : "il est sûrement près de vous, ou si près, s'il ne l'est
pas encore tout à fait. Je vous l'offre, aidez-moi, ayez pitié de moi".
Mardi 2 juillet
(Visitation de la Vierge).
Messe à Blangy, messe pour Etienne.
L'après-midi, arrivée de Henri MOTTEZ nous apportant des nouvelles de Lille
et des lettres. Ecrit à Antoine.
--Fin des notes du récit--
Suite ...
© Dominique Giard 2004.