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  Premier récit (19 au 26 mai)

   par Eugène Tellier-Giard


Dimanche 19 mai

Eugène (fils) revient en vitesse l'après-midi pour faire sa valise et partir le soir avec une camionnette de la Banque de France à destination de Rennes. Je le reconduis. Il quitte Boulogne à 20 heures ; un autre camion les accompagne.
Avec Adolphe, nous décidons de faire partir les enfants le lundi matin de bonne heure.

Lundi 20 mai

A 3h30, réveil, préparatifs. Chargement de la voiture : deux matelas et des couvertures sur le toit, des bagages partout, le cyclo-rameur sur l'aile avant gauche.
J'emmène Monique, Gilbert, Cécile, Elisabeth, Michel et Jacques. En route nous voyons les dégâts produits par le bombardement de la nuit à l'hôtel Impérial. Un avion allemand nous survole. Nous trouvons à Boulogne la camionnette prête à partir, conduite par le fils DUPONT et comprenant tous les enfants d'Adolphe.
Départ vers Manihen ; débris du garage LOBEZ-HOCHART et dégâts aux aciéries. La route se fait assez normalement jusqu'en haut de la côte d'Eu ; il nous faut une heure pour gagner Le Tréport. Repos chez Henri et Marthe (Henri HUSSON avait été réformé, mais devait, semble-t-il, assurer des gardes de médecin au Tréport) : café, chocolat et brioches. Départ pour Londinières, la camionnette se dirigeant vers Blois. Sur le quai (du Tréport ?), rencontre de la famille MOITIER.
Installation à Londinières dans la maison d'Henri. Le pays est plein de voitures de réfugiés que l'on refoule plus loin. A 12h30 je quitte Monique en lui laissant 500 francs, et en lui promettant de revenir le lendemain au plus tard.
Je n'ai pas eu le temps de manger et prends la route de Foucarmont. Tout va bien jusqu'à la forêt d'Eu, mais dans la descente, nombreux camions en panne qui nous ralentissent fortement.
A Blangy, je prends la vallée, et par les petites routes j'arrive à Eu. Le retour continue très lentement ; je suis à Wimereux vers 18 heures, où je trouve Marcelle désespérant de me revoir. Je mange un morceau de lapin. Visite rue Danrémont ; nous décidons de partir le lendemain matin ; préparatifs, nuit dans la cave de peur des bombardements par avions.

Note en marge : Dans la nuit de lundi à mardi, une colonne motorisée arrive à St-Valéry-sur-Somme et Noyelles ; elle mitraille les voitures.


Mardi 21 mai

Nous partons dans la matinée avec Pauline et sa valise ; crevaison rue Danrémont. Nous soulageons en partie la voiture (sucre, poules et poulets) ; perte de temps.
De nombreux automobilistes reviennent en nous disant qu'il est impossible de passer (Wallois, May ...). Départ cependant jusqu'à Frencq où l'on nous apprend que les avions allemands bombardent sans arrêt le port d'Etaples. Retour à Boulogne, rue Danrémont : puis visite à Raymond NOUARD qui n'a pas la possibilité de fuir. Tous les magasins sont fermés. Arrêt à la Banque de France dont les camions ne peuvent pas partir (l'encaisse est chargée à bord d'un bateau). Retour à Wimereux ; impossible d'ouvrir la porte de "La Tempête". Adolphe nous rejoint et nous décidons de nous en aller avec nos voitures le plus loin possible, puis de continuer à pied le long de la plage.
Rassemblement à Capécure ; déchargement de la voiture au 111 de la rue Danrémont et départ à 18h juste. Nous sommes dix : Père, Adolphe et sa femme Gisèle, Pauline accompagnée de sa fille Thérèse et de son amie Yvonne REQUILLART, Jean-Marie FOULON, Marcelle mère et fille, et moi. Nous prenons la route d'Equihen puis celles de St-Etienne et de Condette. Dans le milieu du bois, un soldat anglais nous arrête et réquisitionne nos voitures.
Nous partons à pied à travers bois. Les avions allemands passent au-dessus de nous et bombardent copieusement les alentours, sans danger immédiat pour nous. Nous restons cependant le plus possible sous les arbres. Après une courte halte pour égaliser nos charges, nous gagnons une petite ferme où un verre d'eau nous rafraîchit. Notre caravane doit avoir une drôle d'allure : couvertures en bandoulière, colis disparates accrochés par des courroies, etc.
Arrêt au Pré Catelan où nous vidons trois litres de bière ; ce seront les derniers avant longtemps ! Digue de Hardelot, puis le sable qui est dur ; la marée monte, on traverse quelques ruisseaux.
Nous finissons par arriver sans encombre à St-Gabriel (sur la rive droite de la Canche), vers 22h30. Coucher dans un garage, les uns à côté des autres ; pendant la nuit, deux hommes viennent également se mettre à l'abri.

Mercredi 22 mai

Réveil à 3h30 ; café chaud chez LEFEBVRE, Adolphe prend des boîtes en fer pour mettre des biscuits. Renseignements pour la traversée de la Canche. Départ vers 4h. Repos un moment en vue de la rivière. Nous nous déchaussons. Les souliers ajoutent une note nouvelle à notre équipement. Nous partons vers la plage ; nombreux essais de traversée de la Canche par Adolphe et Yvonne, mais il y a toujours un lit trop profond. Peu à peu, nous gagnons le bord de la mer ; enfin dernier essai vers 6h45 et succès. Nous avons de l'eau jusqu'aux cuisses ; Marcelle est la première sur la terre ferme. Encore une basse et nous touchons Paris-Plage au moment où une pluie d'orage s'abat sur nous. La villa Miramar nous offre un abri dans son garage resté ouvert et qui donne accès à la maison : toilette, casse-croûte. Nous prenons des grogs et des cafés chauds dans un café (+ cigarettes).
La pluie étant moins forte, nous partons par la digue, puis par la plage. Le sable est mou et désagréable, la route nous paraît longue ; repos toutes les demi-heures. Un bateau à moteur nous dépasse, un cordier du Portel le suit. Nous finissons par atteindre Stella-Plage. Un soldat belge tire en l'air pour attirer l'attention du petit bateau, mais celui-ci prend le large vivement.
Nombreuses rencontres de gens qui nous déconseillent d'aller plus loin et nous disent des choses que nous reconnaîtrons fausses par la suite. Des avions allemands nous survolent. Nous nous planquons plusieurs fois, entre autres pour un Anglais qui vole assez bas et que nous ne reconnaissons qu'à notre hauteur.
Nous atteignons Merlimont-Plage ; un café veut bien nous abriter, mais il n'y a pas d'eau. De nombreux réfugiés assaillent l'épicerie. Nous mangeons nos provisions en buvant un peu de vin blanc.
Ré-départ et continuation du martyre dans le sable mou. La petite Marcelle est admirable de dévouement pour encourager sa mère.
Je souffre d'une ampoule au talon gauche, et au genou gauche.
Nous arrivons enfin à l'hôpital Callot à Berck, presque à bout de nos forces. Malgré l'affluence, nous y recevons le meilleur accueil. On nous donne de l'eau pour nous rafraîchir, des chambres modestes, et nous pouvons faire un brin de toilette.
Jean-Marie FOULON couche à la cave sur une paillasse.
Jeannette est contente de nous voir. Elle est sans nouvelles de sa mère qui a dû quitter Lille le lundi pour venir la rejoindre. Mgr l'Evêque d'Arras et le personnel de l'évêché sont réfugiés à l'Institut Callot ; il nous donne sa bénédiction.
Courses dans Berck. Demande de renseignements pour le passage de l'Authie. Nous trouvons un peu de ravitaillement. Vers 19h on signale des parachutistes, et on entend des coups de revolver dans les rues. Nous mangeons une omelette et des petits pois ; nuit calme.

Jeudi 23 mai

Le matin, repos et courses en ville ; nous apprenons que des automobilistes allemands ont occupé la mairie de Berck-Ville mercredi soir, et sont repartis vers le nord. Nous laissons un paquet à l'épicerie BERNAT ; ravitaillement chez ce client d'Adolphe. Vers llh, départ de Callot. Nous mangeons au café de la Terrasse où nous voyons Mr LEROY, pharmacien. Me TERRIER et Mlles DELBENDE. Pour éviter le sable mouvant, nous suivons le bas des dunes. Sur le sable, une auto abandonnée.
En cours de route nous rencontrons un Belge, Robert DEVELDER, et un Français, Auguste SALEZ, qui ont manqué se noyer en traversant la Canche. Ils nous accompagnent et nous arrivons enfin à la Madelon où nous nous précipitons sur des seaux d'eau.
On décide de mettre une barque à l'eau et d'établir un va-et-vient. Robert et Auguste s'y emploient avec deux soldats belges.
Pendant ce temps, je vais à Waben chez Mme DELATTRE, avec Pauline, Thérèse et Yvonne. On nous signale le passage depuis la veille d'une forte colonne motorisée allemande allant vers le nord. Résistance de trois soldats belges qui ont été tués dans le village. Mme DELATTRE nous donne des oeufs durs et du gâteau.
Au retour, la barque a commencé ses passages (20h). Nous traversons quatre à la fois, puis parcourons le marais qui comporte de nombreux fossés à sauter. Supplice pour père et les femmes.
Enfin la digue ; une première ferme est close, une deuxième partiellement en ruines nous accueille ; l'eau potable est rare. Casse-croûte rapide : nous nous couchons sur des roseaux, sous un semblant de toit et toutes ouvertures béantes. Rompus, nous dormons profondément.

En note : Boulogne est attaquée par la colonne motorisée, de jeudi à samedi.


Vendredi 24 mai

Départ sans avoir pu faire de toilette, l'eau de la pompe étant salée. Nous suivons la digue ; je traîne la jambe, Marcelle souffre également de ses jambes. Les deux jeunes gens nous ont quittés ce matin. A Fort-Mahon, nous trouvons un café où nous déjeunons d'un biscuit.
En route pour Quend-Village. Rencontre de Mr DELATTRE qui nous économise quelques kilomètres avec sa voiture. Nous nous arrêtons dans un petit café où nous pouvons manger nos provisions et faire un peu de toilette. Nous décidons de coucher là et de nous reposer un peu. Prise de renseignements, ravitaillement. Nous trouvons deux granges. Nous couchons à trois chez Mr BRUNET, ancien employé à la gare de Wimereux : excellent accueil. Le soir nous avons de la soupe (la première depuis le départ) et une omelette au lard.
Des Allemands passent et repassent sur la route vers le nord.

Samedi 25 mai

Nous quittons Quend pour Le Crotoy vers midi, après avoir mangé des côtelettes de porc. Quatre Belges se joignent à nous. Repos à Rue dans un petit café ; nous évitons la ville et la grand-route, puis nous nous arrêtons près d'une ferme où un broc d'eau nous fait beaucoup de bien. Le patron, barbu, est muet des suites de la guerre. Nous faisons un détour pour trouver une ferme où nous achetons une oie. Rencontre de la famille J.B. DELPIERRE, camarade d'Adolphe.
Avant d'arriver au Crotoy, deux sentinelles allemandes nous demandent si nous sommes civils ou militaires !
Notre caravane fait sensation au Crotoy. Très bon accueil du comité français qui nous fait donner du pain. Il n'est pas fameux, mais est apprécié cependant car nous n'en n'avons pas mangé depuis quatre jours. Nous trouvons une petite villa, "Germinal", 30 rue de Paris, que nous louons 200 F pour les six TELLIER. Les GIARD logent chez Mr MICHAUD et J.M. FOULON dans un café.
Repas en commun et coucher dans des lits, avec des draps.

Dimanche 26 mai

Messe, ravitaillement, installation...
Nous trouvons au Crotoy un certain nombre de connaissances : Mme BOUCHEZ, sa fille et son fils, curé de Beuvrequen, Mr et Mme CANLORBE avec la femme d'Alfred FOURNY-BLAMPAIN, ancien second de la "Jeanne-Marie", Mr PERSYN, Mr et Mme COURTIN de l'hôtel du Carillon, Mr LEROUX, habitué de Wimereux, seul avec huit enfants.
Pauline trouve également des connaissances, dont Mr et Mme THERY- BARROIS qui sont nos voisins.
Notre espoir de traverser la Somme facilement s'évanouit.

Nos journées se passent de la façon suivante : le matin, courses, queues devant les magasins. Adolphe va avec J.B. DELPIERRE dans la ferme où ce dernier habitait, pour chercher du lait et des légumes.
Tous les trois jours, Thérèse, Yvonne et Marcelle vont à Favières et trouvent des oeufs et des légumes dans les fermes.
Il y a de la viande à volonté ; nous avons droit à 250 g de pain par jour, quelquefois 125 g seulement. Sa qualité s'améliore de jour en jour. Avant la fin de notre séjour, nous trouvons une épicerie tenue par une parente de Narcisse LOBEZ qui est assez bien ravitaillée. Nous y ferons des provisions pour notre départ.
En face de nous logent des Armentiérois avec leur chien Bobby. Le mari fait le ravitaillement pour la commune.
Robert et Auguste nous rejoignent.

Suite ...



© Dominique Giard 2004.