
Le Crotoy
Premier récit (27 mai au 19 juin)
par Eugène Tellier-Giard
Lundi 27 mai
Nous assistons à un bombardement par canons de Croix-l'Abbé ; départ des
postes allemands le soir.
Mardi 28 mai
Nous apprenons que Boulogne serait en partie détruite.
Mercredi 29 mai
Arrivée d'une compagnie cycliste ; nouvelles consignes : application de l'heure
allemande, défense de sortir après 21h, défense d'aller sur le port.
Jeudi 30 mai
Auguste arrive en larmes et nous annonce que Robert a été arrêté par les
Allemands. Celui-ci revient dans l'après-midi, nous racontant que des Allemands
ont tiré sur lui, qu'il a été fait prisonnier, emmené à Nampont-St-Firmin dont il a
pu s'échapper.
Vendredi 31 mai
Rien à signaler.
Samedi 1er juin
Mon anniversaire ; nous pensons aux enfants qui ne sont pas là pour le
souhaiter. Rien de spécial à signaler.
Dimanche 2 juin
Un obus de petit calibre tombe dans notre rue ; quatre personnes sont
légèrement blessées. Dans la soirée, quelques obus dans le quartier de l'aviation ; pas
de victimes civiles.
Lundi 3 juin
Dans la soirée et la nuit, nous entendons un bombardement plus intense.
Serions-nous prochainement délivrés ?
Mardi 4 juin
Le bombardement continue. Pendant que nous soupons, des obus tombent sur
le port et dans la ville. Plusieurs maisons sont démolies, des dégâts à l'église. Des
éclats tombent sur notre toit ; par précaution, nous nous éloignons un moment. Il y
aurait un soldat allemand tué et quelques civils blessés.
Mercredi 5 juin
La nuit de mercredi à jeudi est très calme, pas de canon, mais de nombreux
passages d'avions. Nous mangeons des maquereaux et des plies ; cela fait plaisir.
Jeudi 6 juin
Adolphe trouve des outils de cordonnier et commence à réparer nos
chaussures.
Vendredi 7 juin
Vers une heure du matin jusqu'à trois heures, bombardement par avions.
Plusieurs bombes tombent dans le bassin. Les consignes se relâchent un peu. On
peut aller sur le port.
Samedi 8 juin
Je fais également le cordonnier. Ayant appris la veille que St-Valéry était
dégagée et que les Allemands se seraient avancés vers la Bresle, Adolphe, Thérèse et
Yvonne partent en reconnaissance au sud de l'estuaire. Le passage est libre ; ils ne
reviennent que vers 5h du soir. Nous décidons de partir le lundi par la baie et le
pont de St-Valéry. Robert et Auguste nous quittent pour rentrer chez eux. Dans la
soirée et la nuit, violents bombardements aériens.
Dimanche 9 juin
Préparatifs de départ. Marcelle m'a confectionné un sac à dos ; la petite Marcelle
en a un également ; Marcelle mère aura un sac militaire. Adieux aux amis du
Crotoy.
Lundi 10 juin
Départ à 6h25 par la digue et Morlay. En cours de route la petite Marcelle perd
son chapelet. Les Belges nous accompagnent. Nous passons à Noyelles et traversons
la Somme sur le fameux pont vers 10h du matin. Il fait très chaud. Nous évitons St-
Valéry et nous nous reposons de 11h à 12h30 dans des maisons abandonnées où
nous trouvons un puits d'eau bien fraîche. Nous atteignons Drancourt où les
fermes sont vides. Nous trouvons cependant le gîte chez une Mme BECUE-CARRE
où nous rencontrons un domestique. Toutes les chambres sont dévastées ; nous
sommes obligés de mettre un peu d'ordre pour pouvoir nous coucher.
Nous faisons la cuisine : lard, oeufs, beurre salé, fraises, etc. L'un des Belges
nous quitte pour retourner à Bruxelles.
Mardi 11 juin
Nous partons à 7h du matin et traversons un pays désert : nombreux cadavres
de vaches sur les routes, les animaux errent dans les champs à l'abandon. Catigny,
puis Arrest où nous ne faisons que traverser la grand-route suivie par des convois
allemands et nous arrivons à St-Blimont où nous nous installons dans une ferme
abandonnée. Nous y mangeons des oeufs. Il n'y a qu'un homme de rentré dans tout
le village. Je trouve une petite voiture d'enfant qui va bien nous rendre service.
A Escarbotin, il y a encore quelques habitants. Nous y trouvons la femme d'un
professeur du collège de Boulogne, et un café où nous pouvons nous rafraîchir. Les
magasins sont bien achalandés, mais tous ouverts et en désordre. Nous traversons
Friville, Woincourt, et arrivons à Dargnies qui est également vide d'habitants. Nous
nous arrêtons chez Mr OBRY QUENEHEN pour manger : maison en désordre,
butagaz, poissons rouges ... ; départ pour Beauchamps où nous traversons la Bresle
sur un pont sauté ; il ne reste qu'une poutre, mais grâce à des cordes nous passons
avec un peu de difficultés.
Le deuxième pont est miné, prêt à sauter. Après la voie de chemin de fer nous
rencontrons un poste de soldats anglais commandé par un sous-lieutenant, qui
continue à garder les ponts. Ils espèrent être bientôt délivrés par les troupes alliées !
Quelques cadavres de soldats allemands.
A l'entrée de la forêt, nous croisons deux soldats allemands qui nous
demandent des détails sur ce que nous avons vu, et nous laissent passer en nous
recommandant de ne pas revenir sur nos pas. La montée de la forêt est longue ;
nous commençons à croiser des réfugiés qui rentrent chez eux. Le soir, nous
arrivons à Millebosc et trouvons une grange pour nous abriter la nuit.
Mercredi 12 juin
Nous repartons vers 10h, nous trois directement pour Londinières. Les autres
veulent passer par Sept-Meules pour avoir du pain. Nous traversons la forêt d'Eu et
rencontrons de nombreux réfugiés qui font route en sens inverse. Nous nous
arrêtons pour manger à l'entrée de Grandcourt où nous trouvons du pain et du
cidre, puis à Fresnoy pause chez un aimable cordonnier qui nous offre un verre de
cidre.
Arrivée enfin à Londinières dans l'après-midi ; nous trouvons la maison
d'Henri ouverte, et tout le contenu des armoires par terre. Le pays a été fortement
abîmé par le bombardement et tous les magasins, sauf trois ou quatre, sont brûlés.
Nombreux cadavres (200 à 250). La population commence à rentrer.
Jeudi 13 juin
Le second groupe nous rejoint vers 11 heures ; il loge dans deux maisons à côté.
Nous décidons de nous reposer quelques jours pour avoir des nouvelles. Beaucoup
de difficultés de ravitaillement : pas de boucher, mais sucre anglais !
Vendredi 14 juin
Père décide de rester avec nous. Nous commençons par des voisins à avoir des
nouvelles sur le séjour des enfants.
Nous mangeons une poule égarée dans le jardin. Dans une ferme je trouve un
beau morceau de lard salé. On a commencé à faire du pain. J'ai essayé de faire le
service d'ordre, pour être servi rapidement.
Samedi 15 juin
A 7 heures du matin, départ du second groupe : Adolphe et Gisèle, Pauline,
Thérèse, Yvonne, J.M. FOULON et les trois Belges qui vont essayer de traverser la
Seine.
Je fais le service du pain, matin et soir.
Dimanche 16 juin
Le curé n'étant pas rentré, nous n'avons pas de messe. Nous faisons une visite
à ce qui reste de l'église, le choeur et les bas-côtés du choeur. J'apprends que la bonne
d'Henri est rentrée dans sa famille. Après midi, nous partons à trois pour aller lui
rendre visite ; nous faisons un grand tour par la forêt pour arriver chez ses parents :
le père, Mr DEVAUX, est garde-chasse au Vaubert. Elle nous donne pas mal de
détails sur le séjour de nos enfants et nous dit qu'ils sont partis pour Doudeville ;
nous rentrons rapidement par de petits chemins. En allant, nous avions trouvé des
vestiges d'Anglais et une petite boîte de tabac.
Lundi 17 juin
La bonne d'Henri vient passer la journée avec nous et nous donne encore des
détails. La boulangère est rentrée. Nous décidons de partir le lendemain pour
Doudeville : préparatifs.
Mardi 18 juin
Nous partons à 8h par Croixdalle, Osmoy, où nous nous arrêtons un moment
dans un petit café. Nous avons quelques nouvelles par la T.S.F. Le pont est détruit,
nous arrivons cependant à le passer. Aux Bosquets, nous sommes assez mal reçus
dans une ferme ; nous mangeons des oeufs durs, assis sur des bois sciés. Nous
arrivons ensuite aux Grandes-Ventes. Une boucherie est ouverte et nous trouvons
un "café" très aimable où l'on nous fait cuire des côtelettes de porc que nous
mangeons avec une boîte de petits pois. Nous pensions coucher à Torcy-le-Grand
- mauvais accueil dans les deux hôtels qui prétendent ne pas avoir de place. Nous
repartons pour Ste-Foy malgré la fatigue ; sommes bien reçus par Mr Julien MORIN, fermier. Souper rapide ; longue conversation avec lui ; il nous donne de nombreux
détails sur le bombardement du bac de Caudebec ; il espère que sa femme est passée à
temps.
Mercredi 19 juin
Nous repartons, bien reposés. A Longueville nous trouvons du pain. Route
interminable jusqu'à Bacqueville où un seul café est ouvert (Mr TANNEUR) Nous
mangeons des côtelettes et des petits pois
(Encore ! - NDLR). Nous avons des
nouvelles de Boulogne par deux employés des Postes qui ont quitté cette ville
samedi après avoir été un certain temps prisonniers civils. Les dégâts sont peut-être
moins graves qu'on ne l'avait dit d'abord, mais les Anglais ont annoncé un
bombardement. Il paraît que certains trains circulent. Nous repartons par Royville
Saane-St-Just où nous buvons du cidre chez des réfugiés, St-Laurent-en-Caux ou
nous cassons la croûte dans un café. Nous faisons quelques achats dans une épicerie
et arrivons à Doudeville vers 19 heures. Nous trouvons la maison de François
DESCHAMPS ouverte, mais sans trop de désordre. Tous les carreaux de la
devanture sont cependant en mauvais état, sauf dans la petite salle à manger.
Souper rapide, et coucher.
Suite ...
© Dominique Giard 2004.